lundi 28 mai 2012

La langue attitude


Si je vous pose la question : la langue façonne-t-elle notre mode de pensée ? Vous me répondez, bien sûr ! Mais vous voilà bien embarrassé pour l'expliquer. Pendant longtemps, les scientifiques ont admis que le langage d'un peuple dictait son comportement, mais ils ont renoncé à en apporter la preuve, jugeant cette tâche impossible. 

Il y a six mois, fin 2011, Lera Boroditsky (photo), chercheuse en linguistique à l'Université de Stanford (Californie), publie une étude qui, enfin, apporte des éléments de réponse. Sa démonstration est percutante car elle l'illustre d'exemples simples glanés aux quatre points du globe.

Prenez les habitants de Pormpuraaw, au nord-est de l'Australie, dans la province du Queensland. Ils parlent le thayore, un dialecte aborigène qu'a étudié Lera Boroditsky. Pourquoi celui-là ?
En thayore, « devant » se dit « nord », « gauche » se dit « ouest », « droite », « est », et « derrière », « sud ». Vous l'avez compris, ses locuteurs utilisent les points cardinaux pour définir les positions dans l'espace. Cette particularité de langage oblige chacun à se situer en permanence. Pour reconnaître sa droite de sa gauche, je dois savoir naturellement où se trouvent le nord et le sud...

Et le résultat est là : à Pormpuraaw, personne ne se perd jamais, ni sur terre, ni sur mer. Lera Boroditsky a prouvé que leur sens inné de l'orientation leur permet même de retrouver leur chemin dans des bâtiments fermés. Ici, la langue a modelé une boussole interne à ses pratiquants...

Mais si ces aborigènes maîtrisent si bien l'espace, qu'en est-il du temps ? Pour en avoir le cœur net, la scientifique les a soumis à un test. Elle leur a donné des photos d'un crocodile que l'on voit à différentes étapes de sa vie, de l’œuf dont il s'extrait jusqu'à l'âge adulte. L'exercice consistait à remettre les images dans l'ordre chronologique, de la plus ancienne à la plus récente.
Tous les habitants ont disposé les photos de droite à gauche (est-ouest), considérant que tout démarre du soleil levant...

Un peuple qui parle une langue dont la notion de futur est absente ou floue (comme le mandarin ou l'allemand...) devient naturellement économe.

Dans son étude, Lera Boroditsky montre que la langue dicte notre représentation du temps et donc, notre façon d'appréhender les événements. Les Chinois, par exemple, le conçoivent verticalement, alors que nous, Français, nous en avons une vision horizontale. En mandarin, le futur n'existe pas. « Je te raconterai ça demain » se traduit par « Demain, je te raconte ».

Au pays de Confucius, le futur est au-dessus de moi, j'avance avec lui. Dans la langue de Molière, le futur est devant moi, j'avance vers lui... Toujours dans ce schéma de pensée, le Chinois repose sur son passé, le Français lui tourne le dos...

Keith Chen, spécialiste en économie comportementale à l'Université de Yale (Connecticut), enfonce le clou en affirmant que le langage dicte notre manière d'épargner. En effet, il a observé qu'un peuple qui parle une langue dont la notion de futur est absente ou floue (comme le mandarin ou l'allemand...) devient naturellement économe. A l'inverse, une langue disposant d'un futur grammaticalement construit (le français, l'espagnol, le grec...) sera pratiquée par une communauté moins portée sur l'épargne. 

L'explication de ce phénomène est simple : si le futur est abstrait dans ma langue, je le fonds avec le présent. En pratique, j'induis quotidiennement le futur dans mes faits et gestes.
Si, au contraire, je parle une langue au futur bien structuré, j'agis au quotidien sans me soucier d'un avenir que j'aurai à vivre plus tard, lorsqu'il sera devenu présent.

En conclusion, voilà pourquoi il est si important d'apprendre les langues étrangères. Pas seulement pour converser avec l'autre, mais aussi pour s'imprégner de son « âme linguistique » et enrichir son propre système de pensée.

pour Translateo.

lundi 21 mai 2012

Mauvais gestes

Dans son dernier album, Kisses on the bottom, Paul McCartney nous gratifie de deux chansons inédites dont My Valentine, un morceau dense, intemporel, épuré, qui oblige à la rêverie. Après 40 ans de carrière, le talent du maître semble inoxydable.  Mais c'est autour du clip que se crée la polémique. Vu plus de 3 millions de fois, il montre Natalie Portman et Johnny Depp interpréter les paroles de My Valentine dans la langue des signes. 


Filmées en noir et blanc, savamment éclairées, les deux stars jouent le naturel cru.
Robe sobre et bras nus, Natalie Portman occupe l'écran par sa beauté. La langue des signes ajoute à sa grâce.
Johnny « Guitare » Depp, lui, semble sorti d'un week-end prolongé à la campagne, sans eau ni électricité. Il est assis en tailleur, il porte des bagues en tête de mort et accomplit ses gestes avec la sérénité d'un chef indien.

Alors qu'y a-t-il de raté dans cette vidéo ?
En Angleterre, la British Deaf Association (l'association des sourds britanniques) relève de nombreuses erreurs dans la traduction des paroles. Ainsi, Natalie Portman dit « tampon » au lieu de « apparaître » et le « Valentine » de Johnny Depp ressemble fort au mot «ennemi». Du pain béni pour la presse people, toujours prompte à se gausser.

Mais pourquoi ces erreurs, alors que le texte est court, que les paroles sont simples et que le tout est dirigé par McCartney en personne ?
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la langue des signes n'est pas universelle, elle diffère selon les pays. Sa particularité, justement, est d'être extrêmement vivante au sein d'une communauté réduite qui ne cesse de l'adapter et de l'enrichir au gré de sa culture et de ses besoins.
Ainsi, au sein d'une même famille qui utilise la langue des signes, on s'invente des « mots-gestes » qui ne sont compréhensibles qu'en interne. Il existe même des patois en langue des signes.

Soupçonner un artiste d'utiliser la langue des signes dans un clip parce que ça fait joli et branché, c'est déjà arrivé

Dans le cas de My Valentine, il y a confusion entre la langue des signes anglaise et la langue des signes américaine. Pour son clip, l'ancien membre des Beatles a choisi celle que l'on pratique aux Etats-Unis, semant le trouble chez les fans anglais.

Pour autant, la British Deaf Association se félicite de cette initiative. Elle met en lumière la confusion que font tous les valides sur l'universalité de la langue des signes alors qu'il en existe des milliers. L'association rappelle que chacune d'entre elles est une langue à part entière avec sa grammaire, sa syntaxe et son vocabulaire. C'est une langue qui s'adresse non seulement aux sourds mais aussi à leurs locuteurs : la famille, les proches, les interprètes, les traducteurs.

On comprend que le sujet soit sensible. Soupçonner un artiste d'utiliser la langue des signes dans un clip parce que ça fait joli et branché, c'est déjà arrivé. Si en plus, ladite langue est massacrée, les critiques ne manquent pas de fuser. En 1997, bien avant Internet et sa machine à buzz, le clip de « Savoir aimer », interprété par Florent Pagny, avait fait couler pas mal d'encre.
La presse avait reproché au chanteur de parler une langue des signes très approximative et de l'utiliser à des fins purement esthétiques.

Nicolas Roiret
pour Translateo

Liens :

Paul McCartney – My Valentine


Florent Pagny – Savoir aimer


Europa Traduction fait peau neuve !!!

Retrouvez le nouveau site d'Europa Traduction
en cliquant sur la page d'accueil ci-dessus

vendredi 4 mai 2012

Pénurie de traducteurs


The english piège

Dans une note adressée aux gouvernements de l'Union, le Parlement Européen lance un cri d'alarme : nous peinons à recruter des interprètes et des traducteurs... anglais. Le Parlement incite  même l'Angleterre à redoubler d'effort pour améliorer ses filières linguistiques et ne plus se satisfaire de son statut de « global language ».
Ainsi, ce pays est victime d'un effet pervers : il s'isole du monde parce que sa langue maternelle est adoptée par tout le monde. Pour comprendre le mécanisme, il faut revenir 30 ans en arrière.

En posant ses griffes coloniales sur le monde, l'Angleterre a rendu sa langue universelle. On parle et on chante en anglais sur les 5 continents. Avec quelques mots de vocabulaire, vous pouvez commander une bière ou demander votre route à n'importe quel être humain sous toutes les latitudes. L'anglais s'immisce dans les langues étrangères aussi sûrement que l'humidité imprègne des draps. Cette suprématie, voire cette hégémonie linguistique, pousse Margaret Thatcher a prendre une fâcheuse décision. Nous sommes dans les années 70. Le Mur sépare toujours l'Ouest de l'Est, l'Europe se structure, la Chine dort encore. La Dame de Fer mise alors sur l'anglais et juste l'anglais. A l'école, les langues étrangères deviennent facultatives, les cours se vident, les vocations se raréfient, les programmes d'échanges linguistiques sont stoppés, le pays se recroqueville sur lui même.

« Le monolinguisme nous rend vulnérables, à cause de lui les Anglais sont dépendants de la compétence et de la bonne volonté des autres »


A la fin des années 90, les autorités britanniques prennent la mesure du désastre. La mondialisation a redistribué les cartes. L'Angleterre, comme les autres
pays, doit aujourd'hui traiter avec l'ensemble de la planète. Il apparaît alors évident que si l'autre parle ma langue, je dois faire l'effort de parler la sienne. Il faut revenir aux fondamentaux : la notion même de l'échange commence par celui de la langue.
En mai 2000, le rapport de la commission NUFFIELD, relayé par la presse populaire, frappe l'opinion publique.  « English is not enough dit ce rapport remis à la Chambre des Lords, le monolinguisme nous rend vulnérable, à cause de lui nous sommes dépendants de la compétence et de la bonne volonté des autres. Ne parler qu'en anglais est synonyme de rigidité et d'arrogance. Il faut que cela cesse ».

Depuis 2003, les cours de langues étrangères ont été rétablis au collège. Mais cela ne concerne que 60 % des établissements. Le pays manque cruellement de professeurs de langue, qu'il faut également former. Ce chantier de reconstruction est long car il s'inscrit dans le temps. Toutefois, la pénurie de traducteurs anglais au sein du Parlement Européen devrait bientôt s'infléchir. 
En attendant 65 % des Anglais avouent ne parler qu'une seule langue. C'est le record en Europe où la moyenne se situe à 44 % (49 pour la France).

A moins de trois mois des Jeux Olympiques de Londres, qui vont faire de leur pays le centre du monde, les Anglais devraient méditer cette phrase du cinéaste italien Frederico Fellini : « Une autre langue est une autre vision de la vie ».

Nicolas Roiret
pour Translateo