jeudi 22 novembre 2012

LE LATIN CHERCHE SES MOTS


Le latin, une langue morte ? Pas vraiment, car au Vatican, le pape Ratzinger veille à entretenir la flamme. Réputé pour sa ligne « traditionaliste », voire conservatrice, Benoît XVI vient de lancer un vaste programme de réhabilitation de la sacro-sainte langue.
Il faut dire que l'affaire est d'importance car le latin est en perte de vitesse. Enseignée jadis aux âmes bien nées, modèle de sérieux et de poésie, la langue de Cicéron n'a aujourd'hui plus la côte. À l'école, dans les universités, on lui préfère le mandarin ou l'arabe, des langues bien vivantes, elles, aux applications réelles et concrètes.
Pour comprendre ce déclin relatif, il faut revenir à 1965 et la promulgation de Vatican II. Cette année là, l'Église, dans un souci de modernisation, abandonne la messe en latin au profit de la langue natale de ses paroissiens.Pour beaucoup de traditionalistes, c'est le début de la fin.

Pour autant, depuis des siècles, le latin est la langue officielle du Saint-Siège. Textes, décrets, notes internes et publications en tout genre sont libellés dans la langue de Jules César. Même les quelques distributeurs automatiques de billets de banque en service au Vatican donnent leurs instructions en latin...
Alors comment faire pour tenir un langage moderne en disposant d'un vocabulaire antique ? Ou plus prosaïquement, comment aborder des thèmes comme le mariage gay, les nano technologies, le binge drinking ou les énergies renouvelables dans un rapport en latin alors que ces mêmes mots n'existent pas ?
En 2009, alors qu'il doit rédiger une encyclique (lettre adressée aux évêques du monde et destinée à l'ensemble des croyants) sur la crise économique et financière, Benoît XVI constate que le latin, dans son vocabulaire, affiche un retard considérable sur la société. Il décide donc de créer une douzième académie pontificale, l'Académie de latinité, qui vient officiellement de voir le jour, le 10 novembre 2012.

Le dico moderne compte près de 15 000 mots qui vont d’internet (inter rete) à mini-jupe (tunicula minima) en passant par flirt (amor levis) et tire-bouchon (extraculum).

Elle remplace de fait la fondation Latinitas, fondée par Paul VI en 1976. Jusqu'à présent, cette fondation rassemblait annuellement une commission d'experts qui avait la lourde tâche d'élaborer les néologismes du latin « de tous les jours » et de les éditer périodiquement sous la forme d'un lexique. Le dernier en date, sorti en 2003, compte près de 15 000 mots qui vont d’internet (inter rete) à mini-jupe (tunicula minima) en passant par flirt (amor levis) et tire-bouchon (extraculum).
À l'Académie de latinité, désormais, d'inventer le latin branché. Elle promet de revigorer la langue, de la calquer au plus près sur notre époque et de réactualiser fréquemment son dictionnaire.  

Vaste programme car pour fabriquer un mot, il existait jusqu'ici, deux façons de faire, plus ou moins discutables. La première consistait à prendre le mot tel quel et à le « latiniser » en apparence. Exemple, un punk se dit punkianae catervae assecia ou bien un ordinateur devient, instrumentum computarium, Dans les deux cas, la racine du mot est anglo-saxonne, punk et computer. La seconde voie, plus commune, revient à agréger plusieurs mots d'origine latine pour n'en désigner qu'un seul.
Ainsi, un blue jean se traduit bracae lintenae caeruleae (pantalon en coton bleu) ou un enfant gâté, puer indulgentia depravatus (enfant perverti par l'indulgence).

Avec l'Académie de latinité, le Pape entend remettre bon ordre dans ce latin moderne, qui semble chercher ses mots. La Civilta Cattolica, journal influent des Jésuites, a relevé de nombreuses invraisemblances dans l'attribution de ces nouvelles définitions. Ainsi, pourquoi utiliser systématiquement deux, trois, voire quatre mots pour en traduire un ? Pourquoi, également, passer outre la latinité d'un mot pour en fabriquer un autre ?
Exemple, si je prends le mot « référendum », mot d'origine latine, la logique voudrait que je le traduise par referendum (sans accents) en latin moderne. Eh bien, non, trop simple. Référendum devient « ad populum provocacio ». De quoi en perdre son latin...

pour Translateo

jeudi 1 novembre 2012

PHRASELATOR, LA MACHINE DE GUERRE

Sortie sud de Kandahar, Afghanistan, 15H30. Un véhicule de marque Mercedes s'avance en cahotant jusqu'au check point. Un Marine, fusil d'assaut M16 en bandoulière, adresse un signe de tête au conducteur à travers la vitre baissée. Coup d’œil dans l'habitacle, rien de suspect. Sans dire un mot, le militaire brandit un boîtier noir qui ressemble à un talkie-walkie. À l'aide d'un stylet, il presse un bouton, 
« Coupez le contact, sortez calmement du véhicule ! ». Pré-enregistrés en format MP3, venus des petits hauts parleurs, les ordres sont donnés en pachto, le dialecte local.
Depuis son invasion de l'Irak en 2001, l'armée américaine s'est équipée d'une machine appelée Phraselator, un traducteur de phrases, qui permet aux hommes de troupes de « communiquer » avec les civils autochtones. 

L'idée a germé dix ans plus tôt dans l'esprit d'un capitaine de la Navy lors de l'opération Desert Storm, toujours en Irak. Basé à l'arrière du front, à Bahreïn, le chirurgien Lee Morin, enregistre des phrases en arabe sur son ordinateur portable pour gagner du temps avec ses patients. « Où avez‑vous mal ? », « Souffrez vous d'allergie ? », « Connaissez-vous votre groupe sanguin ? ». Il peut ainsi poser des questions simples et vitales avant de conduire un blessé au bloc opératoire.

La guerre terminée, Morin raconte son expérience à un ingénieur, Ace Sarich, à qui il propose de développer un appareil capable de traduire des phrases en anglais dans une multitude de langues différentes.
Sarich contacte la DARPA (Defense Advanced Research Project Agency), un service du Département de la Défense, chargé de la recherche et des innovations, et obtient rapidement des fonds pour mener à bien le projet.

Même si on peut lui reprocher sa rudesse et son manque de tact, l'appareil permet au moins de gérer une situation de crise.

La traduction est la bête noire du Pentagone. Les conflits en Irak et en Afghanistan ont montré que l'emploi d'interprètes sur le terrain est délicat voire impossible. Les candidats locaux, considérés comme peu fiables et particulièrement exposés, se font rares.
Face à un ennemi noyé dans la masse, une population hostile, des attaques-suicides, le contact des troupes avec les civils est forcément tendu. D'où la tentation de l'automatiser. Le Phraselator y participe. Même si on peut lui reprocher sa rudesse et son manque de tact. (« Tout le monde se tait ! », « Les mains contre le mur !», « Nous allons vous fouiller ! », sont des ordres couramment donnés lors de patrouilles), l'appareil permet au moins de gérer une situation de crise.

En 2004, après le passage du tsunami dans le Sud Est Asiatique, il a joué un rôle important dans l'organisation des secours en proposant 2 000 phrases différentes en hindi, thaï, indonésien, et sinhala permettant d'obtenir rapidement des réponses à des questions comme « Quelqu'un a t-il testé cette eau ?», « Y a t-il des personnes manquantes dans votre famille ? » ou « Avez-vous besoin de médicaments ?». Aux États-Unis, la police et certains hôpitaux de Los Angeles l'utilisent à destination des latinos en détresse, souvent illégaux, qui ne comprennent pas un mot d'anglais.

Mais si le Phraselator peut se rendre utile, il a malgré tout ses limites et notamment en zone de conflit. La DARPA expérimente actuellement, un nouveau système, appelé LingoLink, qui permet cette fois de dialoguer avec une personne sans pour autant parler ou comprendre sa langue. Le militaire dispose d'un smartphone relié à un poste de commandement où un interprète, un vrai, traduit les propos de son interlocuteur dans une oreillette.
Pour bien comprendre, revenons au check point à la sortie sud de Kandahar en Afghanistan, la Mercedes stoppe devant les sacs de sable. Le Marine s'avance, il brandit un smartphone au conducteur dont la vitre est baissée. « D'où venez-vous ? » demande une voix en pachto dans l'appareil, « du centre ville » répond le conducteur dans la même langue. Dans son oreillette, le Marine entend « du centre ville » en anglais. Ainsi peut s'engager un dialogue à trois avec traduction simultanée, un système plus souple quoique très contraignant.

L'idéal, bien sûr, serait une machine qui fasse office de traducteur universel, un peu comme dans Star Treck, un Graal auquel le Pentagone n'a toujours pas renoncé. Alors que Google semble être arrivé au summum de ce qu'il est possible de faire en matière de traduction automatique, la DARPA dispose, en 2012, d'un budget de 15 millions de dollars pour développer un prototype qui répond au doux nom de RATS, (Robust Automatic Translation of Speech). La DARPA le jure, le RATS devrait être en mesure de traduire en temps réel 98 % des mots en arabe, farsi, pachto, dari et ourdou, et ce quelle que soit la qualité du signal émis. Il devrait, en outre, être équipé d'un système de reconnaissance vocale, permettant ainsi de savoir si votre interlocuteur figure sur une liste noire.

Mais de l'avis même des spécialistes, ce RATS, aussi robuste soit-il, n'a que peu de chance d'aboutir. Rien ne pourra remplacer un traducteur en chair et en os pour donner un sens aux hurlements d'un villageois cédant à la panique...