mercredi 27 juin 2012

Intraduisibles


Mamihlapinatapei. Voilà un mot qui a de quoi impressionner. Il est long, beau, rythmé, il sonne comme une formule de magicien. Pourtant, c'est un cauchemar de traducteur ...
Pourquoi ? Parce qu'il n'existe pas dans d'autres langues. En Yagan, un dialecte parlé en Terre de Feu (Argentine), « mamihlapinatapei » désigne cet instant particulier deux personnes sont sur le point de commettre la même action tout en luttant contre leurs réticences. C'est le préambule du passage à l'acte, ce moment de grâce qui précède le premier baiser...

Sur le site BigThink, l'Américaine Pamela Haag s'amuse à recenser des mots rares, des mots qui n'ont pas d'équivalent dans une autre langue et qui, souvent, désignent un sentiment, une humeur, une sensation, une situation propre aux relations humaines.  

Ainsi, elle met en lumière le mot français « retrouvailles » qui désigne la rencontre de personnes qui ne se sont pas vues depuis un certain temps et qui prennent plaisir à le faire. Dans tous les pays du monde se déroulent des « retrouvailles », or seuls les Français leur ont donné un nom.

Si je veux traduire « nous fêtons nos retrouvailles » en anglais, je vais devoir faire un choix ; je peux utiliser les mots creux dont je dispose (comme « reunion » ou « meeting ») et je les gonfle à l'aide d'une formule qui s'ajoute à la phrase. Exemple : « We're celebrating our getting back together just like old times », littéralement, « nous fêtons notre rencontre comme au bon vieux temps ». Autre solution, je décide de donner la définition de « retrouvailles » dans la traduction même, ce qui donne  « We're celebrating our getting back together just like old times » (nous fêtons le fait que nous sommes contents de nous retrouver). Mais on le voit, la singularité de « retrouvailles » rend la traduction très compliquée avec un résultat médiocre ou décalé.

Ces mots qui n'existent que dans une seule langue sont d'une infinie beauté car ils portent en eux une réalité culturelle.

Un mot qui n'a pas d'équivalent dans une autre langue est-il pour autant « intraduisible » ? En portugais, « saudade » exprime un désir vague et constant pour quelque chose ou quelqu'un qui n'existe pas, ne peut exister ou n’existe plus. Un amour d'enfance, un proche disparu, un animal de compagnie, une maison, un pays, nous avons tous un saudade qui hante notre cœur. Pourtant, seuls les Lusitaniens ont donné un nom à ce sentiment à la fois très personnel et connu de tous.
Encore une fois, si je veux le traduire, je dois l'expliquer.

Mais il y a encore plus compliqué. Prenez un iunga en Afrique subsaharienne. En langue bantoue, cette personne a la particularité de pardonner une première faute, de tolérer la seconde et de punir pour la troisième. Culturellement riche, ce mot englobe à lui seul un système de justice sociale. Une mère, un professeur d'école, un patron, tout représentant d'une autorité est iunga.
Comment le traduire dans une autre langue sans un alinéa explicatif ? 

Ces mots qui n'existent que dans une seule langue sont d'une infinie beauté. Leur « intraduisibilité » (mot français inventé) est leur richesse. Ils expriment bien plus qu'un sentiment, ils portent en eux une réalité culturelle. Si un peuple a désigné une humeur, c'est bien qu'il s'y retrouve.
Les Norvégiens ont tous été « forelsket » un jour. Ce mot désigne l'état d'euphorie dans lequel vous êtes lorsque vous tombez amoureux. En français, on pourrait le traduire par « sur un nuage d'amour »... Ce qui n'est pas mal non plus.

vendredi 8 juin 2012

Njut est là


L'objet de cet article m'est venu il y a quelques jours, à l'heure du café. Comme chaque matin, l'esprit un peu embrumé, je sirotais une tasse en surfant sur le net. J'avais mis la radio et prêtais une oreille distraite à un brouhaha d'ambiance fait d'infos et de réclames.
                                                                 
Et puis, alors que j'avais les yeux rivés sur l'écran, un mot s'est incrusté dans mon conduit auditif, un mot court et inconnu, une sorte de Gremlin sonore qui revenait sans cesse : niute ! proclamait une voix féminine, jeune et nasillarde.
Agacé autant qu'intrigué, je finissais par débusquer ce « niute ». Il débutait et clôturait chaque spot publicitaire pour la marque Ikea. Or rien dans le message n'indiquait sa signification.

Pourtant, depuis la loi Toubon (1994) et sa circulaire d'application (1996),
vous pouvez employer des mots étrangers dans une publicité à condition de les traduire en français de manière parfaitement visible et/ou audible.

Pour faire respecter ces règles, il existe un gendarme, l'Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP), anciennement le Bureau de Vérification de la Publicité, qui passe au crible la réclame, reçoit les plaintes et délivre ses recommandations. 

Et la tâche n'est pas aisée.
Prenons un exemple : si j'utilise « low cost », « hotline », « playlist » ou « drink » dans une publicité, je dois traduire. A l'inverse, si j'emploie « smoothie », « geek », « smartphone », « buzzer » ou même « e-learning », rien ne m'y oblige ... Pourquoi  ces derniers et pas les autres ? Parce qu'ils ont été intégrés récemment dans le dictionnaire (par l'Académie Française, le Larousse ou le Robert) et qu'ils sont de fait français...

Au regard de la cible visée, c'est à dire les trentenaires, la marque fait preuve d'une originalité très consensuelle

Dans un rapport remis en 2009, l'ARPP relève déjà que tout concoure à « défranciser » les pubs. On peut s'agacer par exemple de ces spots pour des parfums de luxe où la voix off ânonne le nom de la marque et son slogan en français avec un accent anglo-saxon à couper au couteau.

Mais il y a plus embêtant. 
L'Autorité rappelle que si un slogan doit être compris et donc traduit, la marque, elle, échappe à cette obligation. 
C'est une brèche dans laquelle s'engouffrent les directeurs marketing. 
Ainsi, Afflelou propose ses lunettes Fourty (quarante) destinées aux quadras puis lance l'opération Next Year (l'année prochaine) pour signifier à sa clientèle qu'elle peut désormais différer ses paiements. Les exemples abondent de marques simples qui se déclinent en sous-marques à rallonges le plus souvent anglicisées : SFR Business Team, Signal Right Now, Dove Go Fresh, Samsung Player Style etc... On s'invente ainsi une marque-slogan très pratique : mon nom vous explique ce que je vous propose sans que j'ai à traduire. 

Mais revenons à notre « niute » initial, celui des spots Ikea. J'ai du me rendre sur le site de la marque pour en savoir plus. Son orthographe exacte est njut. D'après l'annonceur, ce petit mot suédois signifie, « profiter, vibrer, s'éclater ». Au regard de la cible visée, c'est à dire les trentenaires, le spécialiste du meuble en kit aurait pu faire preuve d'une originalité moins consensuelle et oser traduire « njut » par « kiffer ». Mais bon, dans la pub, le traducteur n'a guère son mot à dire.