Depuis quelques semaines, je possède un livre fétiche que je
ne range jamais dans la bibliothèque. Il va de pièce en pièce et trouve sa
place dans la maison là où je l'ai abandonné, Il s'agit de l'intégrale des
nouvelles d'Ernest Hemingway. C'est un gros pavé édité chez Gallimard. Sur la
couverture, Ernest, la soixantaine lumineuse, arbore un rictus cabochard
derrière une barbe rase. Même fermé, ce livre est beau.
Mais à force de picorer dedans, de lire çà et là, une
histoire quand le temps et l'envie me guident, une sensation de gêne a fini par
m'envahir. Je constate, au fur et à mesure que je feuillette les pages, que son
écriture est inégale, tantôt fraîche, tantôt rassie. Au gré des histoires, on
trouve des différences de tons, de longueur de phrases. L'ensemble tombe
parfois à plat, tellement à plat qu'il devient évident qu'Hemingway n'a jamais
écrit ces mots.
Une telle cacophonie dans le rendu de l'œuvre s'explique
aisément: la traduction des nouvelles a
été confiée à douze personnes. Des hommes et des femmes, tous écrivains et
passionnés par l'auteur, mais dont la sensibilité et le style ont imprégné, en
bien ou en mal, le texte en français.
A leur décharge, Hemingway est un cauchemar de traducteur.
Pourquoi ? Parce que son style est totalement épuré,
voire télégraphique et qu'il s'émancipe de toutes les règles littéraires. Le
génie d'Hemingway est de raconter bien plus que ce qu'il écrit. Sa prose se lit
aussi entre les lignes.
Il la commente d'ailleurs ainsi : « Ce qu'il faut,
c'est écrire une seule phrase vraie. Écris la phrase la plus vraie que tu
connaisses. ».
D'où le malaise du traducteur. Car Hemingway est souvent le
seul à connaître la vérité de sa « phrase vraie ». La qualité de la
traduction est déterminée par l'interprétation qui en est faite.
Le texte n'a pas
seulement un sens, il a aussi une âme.
Parmi mes écrivains préférés, l'Américain Jim Harrison
figure en bonne place.
J'adore son style, ses personnages, son univers. Dans chacun
de ses romans, dès la première page, il vous prend par la main, vous embarque
avec bonheur au fin fond d'une forêt du Michigan, dans un hôtel miteux du
Colorado ou sur les planches d'un embarcadère à Key West. Sa prose est à la
fois poétique et crue, sale et flamboyante.
Mais si j'aime tant Jim Harrison, je le dois à quelqu'un
d'autre, à son traducteur, le Français Brice
Matthieussent. Leur relation, sur le papier, est une mise en valeur de leur
travail respectif. Si Harrison devait changer de traducteur, sûr que les fans
français seraient terriblement déçus.
Car qui lisent-ils ? Harrison ou Mattieussent ?
« Les traducteurs viennent se greffer de manière assez incestueuse à
quelque chose qui existe déjà, non pas comme un parasite, mais comme une recréation »,
explique Matthieussent. Au final, il s'agit bien de deux œuvres
distinctes : l'ouvrage original et
sa traduction. Un texte traduit est un autre texte.
Mon malaise face aux nouvelles d'Hemingway vient de là, de
cette prise de conscience : ce n'est pas lui que je lis mais douze auteurs
différents, chacun avec son souffle et sa vérité.
Ah, si je pouvais lire du Hemingway en anglais, en V.O.,
être en contact direct avec ses mots, me prélasser dans ses « phrases
vraies », deviner ce qu'il suggère, sentir le vent de sa poésie !
Rien que pour cela, je regrette de ne pas être anglophone.
Pour Translateo : Nicolas Roiret
1 commentaire:
Bonjour Nicolas,
Votre article m'a fait penser à l'excellente et en quelque sorte révolutionnaire traduction de deux oeuvres majeurs de Mark Twain ("Les aventures de Tom Sawyer" et "Huckleberry Finn") proposée par Bernard Hoepffner il y a deux années je crois. A ce propos, je vous recommande l'intéressant article à ce sujet à l'adresse suivante :
http://www.telerama.fr/livre/enfin-en-francais,33687.php
Je suis sûre que vous aurez envie de vous replonger dans la lecture de Mark Twain, dont Hemingway lui-même disait "« Toute la littérature moderne américaine est issue d'un livre de Mark Twain, Huckleberry Finn. C'est le meilleur livre que nous ayons. Avant, il n'y avait rien. Depuis, on n'a rien fait d'aussi bien. »
A bientôt pour un nouvel échange littéraire!
Cordialement
Ewa Sokolowski
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