Une chanson traduite dans une autre
langue devient-elle une autre chanson ? Oui, à l'exception peut-être d'un
chef-d'œuvre où la puissance de la mélodie et la limpidité du texte supportent
toutes les variations. Dernier exemple en date, celui de la chanteuse
colombienne Shakira. En juin dernier, à Paris-Bercy, elle offre à son public
une version bilingue de Je l'aime à mourir, la chanson de Cabrel. L'osmose
linguistique est quasi parfaite. Ce qui frappe, c'est que rien n'est perdu, ni
le sens, ni l'émotion. La quiero a morir est Je l'aime à mourir.
Mais si Shakira chante du Cabrel, cela
n'a rien d'étonnant. Sortie en 1979, la chanson Je l'aime à mourir connaît un
succès phénoménal... en France. Mais 11 ans plus tard, en 1998, Cabrel décide
d'enregistrer un album en espagnol, Algo mas de amor, sur lequel figure La
quiero a morir, qui à son tour va charmer le public hispanophone. En 20 ans, le
morceau devient un standard en Amérique du Sud et est repris par de nombreux
artistes, dont Shakira.
Les chansons françaises devenues tubes
interplanétaires ne sont pas légion.
Si on se réfère au Real Book, la Bible
du jazz, où sont recensés les standards, elles ne sont que 4 à y figurer :
Les feuilles mortes (Autumn Leaves), La mer (Beyond The Sea), La vie en rose et
Comme d'habitude (My Way).
Sortie en 1946 sur la bande originale
d'un film de Marcel Carné, Les feuilles mortes devient un succès l'année
d'après grâce à Jacques Douai, son premier interprète masculin. Le morceau est
si efficace qu'une version allemande, puis une adaptation anglaise voient le
jour. En 1949, Johnny Mercer l'adapte aux Etats-Unis pour en faire Autumn
Leaves, une merveille de mélancolie reprise ensuite par les plus grands, de Nat
King Cole à Keith Jarret en passant par Eric Clapton et Coldcut.
Pour des versions
approximatives, bricolées avec des bouts de ficelle et axées sur la roucoulade,
il faut se tourner vers l'Asie
Toujours en 1946, Charles Trenet entonne
La mer, chanson écrite lors d'un voyage en train en une vingtaine de minutes.
Elle est si moderne, tellement swing, qu'en 1960, elle se mue en Beyond The Sea
sous la plume de Jack Lawrence. Là encore, le jazz se l'accapare, mais pas
seulement. Dans les années 80, George Benson en livre une version épurée grand
public qui la démocratise un peu plus. Robbie Williams la chante sur la BO de
Nemo, tandis que Wet Wet Wet et Rod Stewart la reprennent sans vraiment sortir
des clous.
Et pourtant. Un standard est fait pour
muter, se déformer, revêtir de nouveaux apparats. Dans les notes ou dans les
mots.
Prenez La vie en rose. Au départ, il
s'agit d'un cadeau. En 1947, Henri Contet, le parolier de Piaf, lui offre la
chanson pour son anniversaire. Très vite, son optimisme, son ton enjoué et populaire
tapent dans les oreilles des jazzmen. En 1950, Louis Armstrong la magnifie à la
trompette et inaugure ainsi une longue liste de reprises, où se côtoient le
meilleur comme le pire. En 1977, Grace Jones en fait un tube pour noctambules.
En 2003, Jack Nicholson l'immortalise en anglais ET en français dans Tout peut
arriver, le film de Nancy Meyers. En
2006, la soprano Angela Georghiu la place à la hauteur d'une diva, très haut
dans les octaves. Merveilleux.
Pour des versions approximatives, bricolées
avec des bouts de ficelle et axées sur la roucoulade, il faut se tourner vers
l'Asie, où cette chanson est cataloguée ultra-romantique car associée au Paris
de tous les fantasmes.
Le Japonais Kenji Sawada, par exemple,
la chante dans sa langue natale avec la même passion qu'un poulbot des
faubourgs. Le Chinois Danny Chan, dont la version sur YouTube dure quatre
minutes interminables, montre à quel point il est périlleux de s'attaquer à un
monument, sans s'être préalablement entraîné.
Écrivez une belle chanson et vous
verrez rappliquer le talent. Dernier exemple en date, 1967, Comme d'habitude,
signé entre autres par Claude François. Cette chanson s'inspire d'un chagrin
amoureux et délivre un message universel, celui de l'amour érodé par le temps.
Elle est adaptée en anglais par Paul Anka qui la fait connaître au monde
entier. Mais c'est Franck Sinatra, crooner sans égal, qui achève de la rendre
culte. En 1977, à l'apogée du punk, les Sex Pistols, qui la considèrent comme
emblématique d'un monde mièvre, la reprennent dans une version superbement
déglinguée. Un standard est une poupée que l'on habille comme on le souhaite.
En guise de générique de fin, je vous
propose les Japonais Pecombo. Leur fox-trot enthousiaste calé sur une voix à la
Jane Birkin vous fait hésiter entre l'abattement total et l’hystérie la plus
complète. Pour le second degré, à chacun son curseur... Pour la petite anecdote,
les droits de Comme d'habitude appartiennent aujourd'hui à Xavier Niel, le fondateur
et dirigeant de Free...
Nicolas Roiret
pour Translateo
Liens YouTube :
Je l'aime à mourir (La quiero a morir)
Francis Cabrel - Je l'aime à mourir
Shakira – La quiero a morir
Les feuilles mortes (Autumn Leaves)
Nat King Cole – Autumn Leaves
Keith Jarret – Autumn Leaves.
Eric Clapton – Autumn Leaves
Coldcut – Autumn leaves
La mer (Beyond The Sea)
Charles Trenet – La mer.
George Benson
– Beyond the sea.
Robbie Williams – Beyond the sea
Wet Wet Wet – Beyond the sea
Rod Stewart – Beyond the sea
La vie en rose
Louis Armstrong – La vie en rose.
Grace Jones – La vie en rose
Jack Nicholson – La vie en rose
Angela Georghiu – La vie en rose
Kenji Sawada – La vie en rose
Danny Chan – La vie en rose
Comme d'habitude (My Way)
Claude François – Comme d'habitude
Franck Sinatra – My Way
Sex Pistols – My Way
Pecombo – Comme d'habitude.